EPISODE 6

« KARAST »

1/

Les bureaux des colonels Ekambi Koundé et Wasis Diop se trouvaient en plein centre de Négropolis au sein du BENBEN, la forteresse impénétrable qui abritait le Ministère Kémitique de la Guerre, SETH (SETI). Toute la haute hiérarchie militaire de Kama y avait ses quartiers, comme le chef absolu de l’armée, le général 7 étoiles, Uhuru Osagyefo, et ses bras droits, les généraux 5 étoiles, Mboussi Dombe, et Macandal Delgrès. Koundé et Diop auraient pu s’installer sur leur base opérationnelle qui occupait plusieurs hectares en périphérie de Négropolis. Le plus important centre de recherches militaire de Kama, le plus obscur. Mais leurs activités publiques exigeaient ce cadre officiel : la forteresse de SETH qui camouflait à merveille leur travail au profit de PALABRE, la société secrète des Initiés qui irriguait la vie spirituelle et politique de la nation. Ils conversaient justement avec un envoyé de PALABRE, un Notable, installés dans un bureau austère de la Forteresse Statocratique.

« Kaba Dît sait pour le Projet Narmer, asséna le Notable. « Comment est-ce possible ? 

Ekambi Koundé, colosse ramassé et puissamment charpenté, répondit d’une voix de basse étonnamment profonde.

« Dît et Imani Pokou savent parce que le BBSD nous a infiltré. Nous avons donc commis des fautes de sécurité.

L’envoyé de PALABRE scruta tour à tour les deux officiers supérieurs qu’il respectait comme le voulaient les Règles maâtiques. Ce qui n’interdisait pas les mises au point.

« Si je comprends bien, nous avons aidé nos services secrets civils à connaître l’un de nos projets parmi les plus fondamentaux ?

Les deux militaires s’agitèrent, mal à l’aise.

« Ne vous inquiétez pas. Nous ne sommes pas ici pour établir des responsabilités ou blâmer qui que ce soit. Il s’agit d’être pragmatique et efficace. Que proposez-vous pour inverser la situation ?

Wasis Diop, longiligne et musclé, fixa ses curieux yeux orange, de la teinte claire de sa peau, sur le drapeau kamatique qui décorait la pièce. Il semblait perdu, fasciné par ce soleil doré expulsant des rayons pourpres sur un fond de ténèbres. L’office comportait une autre décoration : un portrait de la Grande Maison Céleste, le Fara Hatchepsout Kimpa Vita.

« Colonel Diop ? Vous êtes toujours là ? l’interpella d’une voix sévère l’émissaire de PALABRE. « Partagez donc avec nous vos réflexions.

« Veuillez me pardonner Notable, fit Diop d’une voix enrouée, comme s’il avait une grippe permanente. « Je propose ceci pour contrecarrer Dît. Donnons-lui ce qu’il veut.

« C’est-à-dire ? demanda Koundé.

« Nous pensons qu’il sait. Mais quoi au juste ? Laissons-le venir à la Structure. Laissons-le regarder. Répondons à ses questions. Cachons tout. Sans rien lui cacher. Et nous saurons ce qu’il sait vraiment.

« Je vois. La Structure peut-elle être altérée, puis reconstruite ? Le Notable pensait plus loin que la suggestion faite par le colonel Diop. Il voulait l’améliorer : pour mesurer les forces de l’adversaire, tout montrer sans rien révéler. Une idée remarquable. Mais marcherait-elle sur des esprits particuliers comme Kaba Dît et Imani Pokou ?

« Nous pouvons tout faire, frère Notable, dit Diop. Démolir, comme reconstruire. Nous avons le savoir-faire.

« Je suppose que par « altérer », vous entendez « destruction contrôlée » ?

« Exactement, frère Koundé. Une opération militaire largement à votre portée. Le BBSD est un organisme bien pensé, avec du matériel de haute technologie et des analystes de premier ordre. Assurons-nous que le Balafré n’ait que des soupçons impossibles à étayer.

Ekambi Koundé et Wasis Diop échangèrent un regard complice. C’était comme une de ces Simulations qu’ils pratiquaient régulièrement depuis l’Académie. Etablir des stratégies aux niveaux de complexité variés pour se jouer des oppositions et des menaces. Manipuler ses adversaires. Ruser, tromper. Gagner.

2/

Karast venait d’abandonner sa peau de bébé. Elle gisait, épiderme inutile, luisante de viscosité. L’enveloppe charnelle ainsi délaissée se racornit et se dessécha, se désintégra en produisant un bref éclair. Karast regarda son nouvel aspect : il avait sept ans et sa peau était encore plus foncée que celle qu’il venait de quitter. Chaque transmutation accroissait le travail énergétique de ses mélanocosmites. Il faisait nuit noire et ses yeux neufs n’étaient pas encore accoutumés à l’environnement extérieur. Extérieur au cinquième souterrain de la Structure. Là-bas, du côté de la grande ville grouillante. Là où il était « né », ne se rappelant pas de qui, et comment. D’ailleurs cela n’avait aucune importance. Tout ce qu’il ressentait de façon profonde, c’était l’immense pouvoir qui pulsait dans son être. Un peu comme s’il était un intense soleil prêt à entrer en fusion.

Karast marcha à l’aveuglette, aussi nu que le jour de sa naissance.

3/

Ekambi Koundé et Wasis Diop, militaires aux missions occultes, trônaient dans les plus secrètes allées du pouvoir. Ils travaillaient au sein du très mystérieux Laboratoire Avancé de Technologie Militaire, plus connu sous le nom de Structure. Ils étaient les responsables du programme « NARMER. », un projet militaire ultra-secret qui échappait à l’autorité exécutive du Fara, à celle du Général Osagyefo, et au puissant BBSD. Les deux colonels marchaient dans les couloirs aseptisés du cinquième sous-sol de la Structure, située à plusieurs kilomètres de Négropolis, la capitale politique de Kama. Une ville dans la ville avec ses nombreux immeubles et son énigmatique construction à degrés faite de granite d’ébène, un mélange qui résistait pratiquement à tout. Accéder au cinquième sous-sol n’était possible que pour très peu d’élus dont les empreintes vocales, digitales et optiques, se trouvaient mémorisées dans le système de contrôle le plus perfectionné qui soit. La base était noyée sous une épaisse verdure tropicale. Ekambi Koundé et Wasis Diop semblaient agités et ils se parlaient à grands renforts de gestes tranchants. Ekambi Koundé coupa la parole à son pair qui ne s’offusqua pas. Un des aspects de la Fraternité rétablie par la Renaissance accomplie dans Kama.

« Manipuler Dît et Pokou ne va pas être simple. Il va falloir renoncer pour un temps à un avantage militaire indéniable. Disons que j’ai quelques réticences.

« Tu ne devrais pas en avoir. PALABRE a ratifié l’acte de destruction. Nous devons obéir et exécuter.

« Très bien. Début de l’opération, Ekambi ?

« Cette nuit, Wasis. Appâtons le Maitre-Espion et le Maître-Assassin. Et commençons la partie.

4/

Handicapé par une vision défectueuse, Karast se prit les pieds dans une racine et dévala une pente végétale pour tomber au beau milieu d’une route goudronnée. Par chance, aucune voiture n’y roulait. Commotionné, Karast se leva péniblement, vit les innombrables égratignures sur son nouveau corps et le sang qui coulait sans discontinuer. Il s’était fait mal. Et il venait de gâcher sa nouvelle chair. Alors, il la répara. Les blessures se résorbèrent et les plaies s’effacèrent comme par enchantement. On voyait nettement les tissus se régénérer à une vitesse stupéfiante. Et des éclairs de lumière virevolter, se superposer et s’imbriquer aux tendons, aux systèmes. L’énergie cosmique brute et pure qu’il était fabriquait de la peau, des nerfs, des muscles, des organes, des fibres, des vaisseaux, des neurones… à partir de… rien. Régénéré, Karast s’étira et regarda atour de lui. Un bois immense entrecoupait un bitume interminable qui menait on sait où. Il cligna des yeux plusieurs fois comme pour s’assurer du bon fonctionnement de ses organes oculaires. Il s’habituait à mieux percevoir. Le voile dû aux mues successives s’estompait. Quand il fut sûr de ne plus être aveugle, Karast se mit à marcher. Puis, comme si sa masse était plus lourde que ne le laissait supposer son apparence fragile, les traces de ses pieds nus s’imprimèrent dans le goudron qui entra en fusion.

Karast ne remarqua rien.

5/

Tard dans la nuit, une étrange et fantastique explosion réduisit en cendres l’intégralité du cinquième sous-sol de la Structure. Sans causer le moindre dommage aux niveaux supérieurs.

6/

Kaba Dît, Espion Suprême de Kama, sortit du hummer blindé noir frappé à l’emblème du BBSD : un œil stylisé et un poignard planté dans une Afrique géométrique. L’ensemble faisait penser à la dague d’un Prêtre sacrificateur. Etalant ses deux-mètres de pure ébène dans le sang du soleil levant, il caressa pensivement la cicatrice en forme de scorpion qui barrait sa belle figure de nègre impitoyable. Dît observa la Structure, constata sa robustesse et se fit la réflexion que cette construction étendue et turgescente était à l’image du peuple de Kama. Solide et indestructible. Deux qualités qui s’étaient avérées nécessaires pour résister aux tourments infligés par l’Histoire. Tout cela était à présent terminé : il n’y avait plus de victimes, mais des citoyens habités par une puissance restaurée.

Son plus fidèle lieutenant le rejoignit, vêtue de la même façon que lui : de boubous noirs sobres qui cachaient à peine les forts calibres qui garnissaient des holsters en cuir de serpent. Elle s’appelait Imani Pokou.  La femme la plus dangereuse de Kama. Une Femme sans peur. Cheveux courts, presque ras. Visage d’une beauté froide, sans maquillage. Yeux évoquant une surface liquide, noire et impénétrable. Imani Pokou était d’une loyauté absolue envers Kaba Dît. Et réciproquement. Beaucoup murmuraient qu’elle était la maîtresse du Maître-Espion. Mais ils ne faisaient que relayer des rumeurs. Kaba Dît et Imani Pokou incarnaient les Principes Masculin et Féminin complémentaires. L’un avec et pour l’autre, sans jamais faillir. En parfaite harmonie.

« Belle Structure, n’est-ce pas, Imani ? dit le Maître-Espion sur un ton enjoué.

« Trop plate pour être honnête, Kaba, répondit le Maître-Assassin en esquissant un sourire qui n’alluma aucune lueur dans son regard.

Kaba Dît rit. Sa cicatrice se plissa et la chair meurtrie rougeoya sa marque comme un trophée.

« Où sont donc passés nos anges gardiens, Imani ? D’après ce que je sais, les sous-sols de la Structure sont difficiles d’accès.

« Même pour des membres du BUREAU ?

« Disons que nous sommes des visiteurs un peu particuliers…

Dît rit de nouveau à la manière d’un carnassier repu, se rappelant la terreur mystique qui s’était peinte sur le visage du jeune soldat de faction. En reconnaissant le géant, l’adolescent s’était tellement liquéfié qu’il avait fallu faire les questions et les réponses, et actionner à sa place les lourdes barrières d’acier. Il n’avait repris ses esprits qu’une fois le hummer passé, comme si Kaba Dît et Imani Pokou étaient des démiurges avec droit de vie et de mort.

Deux colonels en uniforme-léopard sortirent de la Structure comme jaillis de terre. Ils s’approchèrent de Dît et de Pokou en tendant des mains puissantes que les chefs du BBSD choisirent d’ignorer.

« Vos lunettes noires, messieurs. L’œil est le miroir de l’âme. Et je ne perçois pas la vôtre.

Ekambi Koundé et Wasis Diop qui avaient complètement oublié qu’ils portaient leurs verres solaires les retirèrent. Dît et Pokou les saluèrent aussitôt. Les militaires furent surpris par la vigueur des poignes rencontrées, surtout celle de la femme.

« Colonel Koundé et Colonel Diop des Services de Renseignement de SETH, se présentèrent-ils par la bouche du premier nommé.

Kaba Dît et Imani Pokou filaient déjà vers l’entrée apparente de la Structure. En se retournant, l’Espion Suprême lança d’une voix moqueuse :

« Je sais exactement qui vous êtes. Et ce que vous avez fait depuis ce matin. Parlez-moi plutôt de ce que j’ignore.

Ils n’avaient jamais rencontré ni Dît ni Pokou et ils étaient ulcérés par leur morgue. Le BBSD et ses agents n’étaient pas hiérarchiquement supérieurs à SETH. Dît et Pokou semblaient ne pas tenir compte de cette réalité. La Simulation n’anticipait pas que les agents du BUREAU prennent l’initiative. Le jeu allait être plus serré que prévu. Pour mieux tromper les têtes pensantes du BBSD, il fallait commencer par le début : répondre à leurs questions.

« Il y a eu une explosion accidentelle au cinquième sous-sol, expliqua le Colonel Diop. « Tout a été détruit. Il ne reste plus rien.

« Pourtant les autres niveaux de la Structure sont intacts. Des morts ?

« Peu, répliqua Koundé, concentré.

« Des mystères ? renchérit Dît.

Une colère vite réprimée monta aux visages de Diop et de Koundé. Dît rit. Imani Pokou esquissa une moue. Ce jeu devenait vraiment intéressant.

« Aucun mystère, frère Dît, sœur Pokou, reprit avec un calme artificiel le Colonel Diop. « Juste de la recherche militaire avancée.

« Avancée, comment ? interrogea Imani Pokou.

« Très avancée. Et même trop, sœur Pokou. Aucun équivalent sur terre.

« Mais encore ? insista l’Espion-Suprême.

« Bombes antimatière, frère Dît.

« Sans blague ? Nous avons déjà des bombes de ce type. Et toute la gamme. Des bombes à hydrogène. Des bombes à neutron. Des bombes atomiques. Vous en avez produit de nouvelles ?

« Peut-être…

« Et si vous nous expliquiez, au lieu de jouer au chat et à la souris avec nous, intervint Imani Pokou. Vous allez perdre. Faisons donc preuve de coopération. Après tout, nous incarnons la puissance et les intérêts de Kama.

Les militaires acquiescèrent. Ne pas se laisser balader par l’insolence et les rires. Montrer où se trouvait réellement le pouvoir. Et qui le détenait. Revenir dans le jeu.

« Tu as raison, sœur Pokou. Collaborons et faisons preuve de bon esprit. Voici ce que nous faisons ici : travail sur la Matière Noire. Technologies stellaires et cosmiques. Exobiologie. Interactions et manipulations alter-dimensionnelles.

Kaba Dît se détourna des militaires et regarda Imani Pokou. La grande et belle femme ne se méprit pas sur le sens de ce regard. Lorsque les yeux noirs et vifs du Maître-espion se dulcifiaient, c’est qu’il savait qu’on le menait en bateau. Le Maître Assassin se rapprocha imperceptiblement du Balafré pour parer à toute éventualité : les deux plus grands pouvoirs connus de Kama se faisaient face. Et bien que les Règles de préséance soient intégrées, il était possible que le « jeu » débouche sur autre chose qu’une simple joute verbale.

« Dîtes-moi : en quoi des fœtus et des enfants en bas-âge constituent-ils de la recherche militaire avancée, et même très avancée ?

Les deux gradés restèrent muets de stupéfaction. Cette hypothèse n’avait pas été prise en compte dans la Simulation. Avoir connaissance du projet NARMER était une chose. Tout le monde pouvait avoir entendu parler d’une information sensible, surtout à l’heure des réseaux sociaux. Et même imaginer des complots.  Du moment que cela restait des conjectures. Le BBSD n’aurait pas dû connaître ce « détail ». Quelqu’un, au plus haut niveau de PALABRE ou de SETH, avait renseigné l’Espion et l’Assassin. Eux avaient accompli la tâche pour laquelle ils avaient été réquisitionnés : faire soigneusement disparaître les traces et trafiquer tous les rapports relatifs à « l’accident. »

Dît et Pokou, arrêtés devant les tubes de transportation qui permettaient de relier tous les niveaux de la Structure, se tournèrent vers les militaires qui avaient pris racine quelques mètres en arrière.

« Et si nous allions vérifier ? Ce sera plus facile de discuter ensuite. Vous ne pensez-pas ?

« Absolument, frère Dît. Nous manquons à tous nos devoirs. Par ici.

Ekambi Koundé s’approcha de l’un des boyaux. Il parla à un globe d’azur qui venait d’apparaître. Aussitôt, deux battants coulissèrent, révélant un vaste espace immaculé et brillamment éclairé. Wasis Diop invita les deux hôtes à les suivre :

« Notre ascenseur, frère Dît, sœur Pokou. Venez.

« Nous descendons dans le col de l’utérus militaire, frère Diop ? ironisa le Maître-Espion.

Imani Pokou éclata d’un rire de cascade devant les visages défaits des deux militaires. Ils rejoignaient les sous-sols de la Structure et le BBSD faisait de plus en plus allusion à ce qu’ils n’étaient censés révéler qu’après leur mort. Kaba Dît, les yeux brillants, caressa le scorpion de chair meurtrie qui balafrait sa joue.

Le tube de transportation dévala les profondeurs, vers le cœur du Secret.

7/

Au détour d’un virage, une semi-remorque se matérialisa. Il roulait à toute allure et ses gros phares jaunes trouaient l’obscurité de pénétrantes lances miroitantes. Ses yeux s’agrandirent d’horreur quand Karast comprit qu’il ne pouvait plus l’éviter. Pétrifié et terrifié, il leva ses mains d’enfant si fluettes, essayant de faire signe au chauffeur perché dans sa haute cabine. Celui-ci était bien sûr incapable de l’apercevoir. Le camion percuta Karast avec une violence inouïe. Et explosa. Le camion fut propulsé dans les airs, retomba au sol, fit plusieurs tonneaux, termina sa course en contrebas. Les flammes environnèrent les deux corps et la machine dans leur étreinte de fournaise infernale. L’incendie éclaira la nuit comme le soleil pointe après une éclipse. Quand le feu s’atténua, Karast, indemne, se débarrassa de sa peau trop endommagée pour s’en créer une nouvelle. L’apparence d’enfant jeta un coup d’œil vers l’effroyable hachis de fer, de feu, et de chair carbonisée. Il n’y avait plus rien à faire pour l’infortuné routier. Une larme incandescente coula sur les noires joues lisses de Karast. C’était le premier mort qu’il provoquait.

Il pensa que c’était mal.

8/

Le cinquième sous-sol de la Structure était un avant-goût d’apocalypse. L’explosion et la chaleur intense qu’elle avait généré avaient littéralement rayé de la carte secrète du lieu, son niveau le plus bas. C’était comme si l’enfer avait vomi une fournaise destructrice qui avait corrodé les entrailles de la catacombe technologique. Un brasier tel qu’il avait mué la pierre, l’acier, l’électronique et le verre en chiures noirâtres sans intérêt. « Un parfait nettoyage » pensa l’Espion Suprême en astiquant sa cicatrice incrustée. Il s’agenouilla et brassa une poignée de cendre qu’il laisser couler doucement entre ses doigts puissants. Ce que Dît n’arrivait pas à déterminer c’était le type d’explosif utilisé. A sa connaissance, pourtant vaste, il n’existait rien qui puisse provoquer un tel déchaînement. « Ils ont détruit deux ou trois fois pour être sûr. Obtenir un tel résultat tout en contrôlant le processus montrait que Koundé et Diop étaient des comploteurs particulièrement compétents. Qu’avaient-ils voulu dissimuler ? De simples armes ? » La question agitait sérieusement les neurones de Kaba Dît. Son regard sombre comme le soleil du soir avisa sa magnifique compagne qui secoua sa tête d’ébène aux cheveux ras. Elle aussi manifestait son ignorance. Il leur manquait visiblement quelques éléments du puzzle. Le BBSD connaissait la pathologie du secret classique des hautes instances militaires de Kama. Mais c’était la première fois qu’elle ne paraissait avoir aucun sens. Intéressant. Il fallait aller à la pêche pour découvrir la vérité. Le Balafré se releva et se rapprocha naturellement d’Imani Pokou. Il toisa de toute sa hauteur les deux militaires qui se trouvaient légèrement en retrait. Ils affichaient un petit air satisfait. Ils avaient enfin repris l’initiative comme prévu dans la Simulation. A part eux quatre, il ne trouvait personne d’autre dans le désert flambé du cinquième sous-sol de la Structure.

« Vous avez de curieuses méthodes d’avortement, lança cyniquement le Maître-Espion. Le ton était parfois badin, parfois provocateur. Un angle d’attaque qui donnait d’excellents résultats. Diop et Koundé se montrant particulièrement réceptifs.

Imani Pokou bichonna les crosses nacrées de ses armes. Les deux colonels savaient qu’elle était un Maître-Assassin gouvernemental, protégé au plus haut niveau de la Matrie. Elle ne connaîtrait aucune espèce de sanction si elle venait malencontreusement à les tuer. Et s’ils venaient à mourir, c’est que leur mission avait échoué. Un risque à ne prendre sous aucun prétexte. Pas avec Imani Pokou dans les parages. Ekoumbi Koundé se rappela soudain une des maximes préférées de son chef vénéré, le tout puissant général Uhuru Osagyefo : « pour tout gradé, le succès se mesure au calme comme essence. » C’était une jolie phrase qu’il n’avait pas toujours bien comprise. Jusqu’à aujourd’hui. Son ton était ferme et assuré quand il dit :

« Il n’y a jamais eu d’embryons ou d’enfants ici, frère Dît, sœur Pokou. Jamais.

C’était le scénario prévu par la Simulation. Ils étaient entraînés à mentir, à réfuter et à oublier. Une étroite collaboration telle qu’ils l’avaient déterminée. Ne rien savoir tout en sachant. Veiller à ce que l’autre qui faisait exprès de savoir n’en sache pas trop. Ou pas plus. Sauf qu’il avait donné une réponse qui aurait dû arriver plus tôt.

« C’est une certitude ? demanda Imani Pokou sans regarder les deux militaires placés côte à côte. Cette pièce lui rappelait, elle ne savait pas pourquoi, une nursery.

« Vraiment, oui, sœur Pokou.

Le Maître-Assassin ricana : les documents photographiques communiqués par leur agent infiltré au sein de la Structure étaient sans équivoque. Il y avait eu des enfants et des embryons à naître dans cet endroit : ça, c’était une certitude. Elle dégaina ses horribles pistolets et à la vitesse de l’éclair tira deux balles au-dessus de la tête des soldats qui se tassèrent sur eux-mêmes. Un réflexe. Mais Imani Pokou ne fit plus rien d’autre si ce n’est rengainer et se placer derrière Kaba Dît. Qui lui sourit gentiment.

« Tu me connais, Kaba. J’adore assassiner de fausses certitudes. Et peut-être aussi les cervelles qui les produisent.

Le Balafré continua de sourire, caressant comme à l’accoutumée le scorpion dans sa chair. Il secoua plusieurs fois la tête comme s’il venait de comprendre. Sa voix s’éleva sentencieuse :

« C’est lui qui commença d’être puissant sur la terre. »

Ekoubi Koundé et Wasis Diop firent ceux qui n’avaient pas entendu. Ils n’avaient pourtant commis aucune erreur et assez bien maîtrisé la Simulation.

« Nous ne savons pas de quoi tu parles, frère Dît.

« Je parle de Narmer. Le premier potentat de la Terre.

« Nous connaissons, frère Dît. Nous avons suivi les cours de l’Académie d’Histoire Rectifiée Kémitique à Négropolis, avant de rejoindre l’Ecole Spéciale des Officiers à Cabral, répondit Diop, plus à l’aise maintenant qu’il exerçait librement son droit de mentir. Bien que la Simulation soit devenue inutile.

« Beau parcours pour des infanticides, ironisa Dît. Viens, Imani. Je sais à présent tout ce que je voulais savoir. Et même plus. Nous avons gagné.

« Mais encore, Kaba ?

Les yeux de l’Espion-Suprême lancèrent des éclairs d’onyx.

« Ils ont manipulé ce qui fourmillait dans le Noun, Imani. L’Energie Fondamentale de l’Univers. Le pouvoir même de la Création. Pour lui donner une forme, sans doute instable. Et ils l’ont manifestée sur Terre.

Les paroles du Balafré eurent un remarquable effet sur le teint des deux militaires : ils devinrent presqu’aussi gris que la cendre qui jonchait le souvenir carbonisé du cinquième sous-sol. La Simulation n’avait pas pris en compte ce paramètre, mais une variante : que Dît et Pokou soient très informés d’une recherche militaire particulière, mais conventionnelle. Pas qu’ils éventent le Secret.

Imani Pokou s’agita. Ce que Dît venait de dire dépassait l’entendement. Le noir immobile de ses yeux sans tain perdit de son opacité.

« Tu veux dire que le pouvoir absolu a un visage d’enfant ?

« Oui, Imani. D’une certaine façon, Dieu s’est à nouveau incarné.

C.K

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